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Aurélya Bilard

Diversité et inclusion : l’argumentaire économique prend l’eau ?

Avec le Diversity & Inclusion Backlash qui s'exerce actuellement aux États-Unis, on peut légitimement s'interroger sur l'avenir de ces politiques au sein des entreprises. Quid de l'argumentaire économique ? Car ne répète-t-on pas à l'envi que les entreprises dites inclusives enregistreraient de meilleures performances globales ? Entre rigidité politique et revers juridiques, les heures de la Diversité, Équité et Inclusion sont-elles comptées ?

 

Diversité et inclusion : la parade des chiffres

Si vous ne le faites pas pour des questions de justice sociale, faites-le pour des raisons business. Cette injonction a rythmé et continue de rythmer la mise en place de politiques diversité et inclusion au sein des organisations françaises. En effet, ne dit-on pas que les entreprises dites inclusives enregistreraient de meilleures performances globales ? 


Selon une étude réalisée par le Boston Consulting Group, les structures dont les équipes dirigeantes affichent une diversité supérieure à la moyenne, sont 19 % plus innovantes que les autres (septembre 2021). Deloitte estime, quant à lui, que la diversité permet des bénéfices pouvant atteindre jusqu’à 30 % de chiffre d’affaires généré en plus par salarié (janvier 2020). 


Le cabinet McKinsey - référence mondiale sur la mesure de l’impact économique de la diversité et l’inclusion en entreprise – tend à démontrer depuis plusieurs années le “lien étroit entre la diversité au sein de la direction et la probabilité de surpasser les entreprises non diversifiées sur le plan de la rentabilité”. Dans son rapport publié en 2020, on peut y lire que “dans le cas de la diversité ethnique et culturelle, [...] les entreprises du premier quartile ont surpassé celles du quatrième quartile de 36 % en termes de rentabilité [...].” Entendez que dans le haut du panier figurent les entreprises aux équipes dirigeantes les plus diverses versus le bas où l’on retrouve les boards les moins divers. 


Preuve est donc faite ? Pas si sûr. 


DEI : le contexte politique et juridique étasunien


En mars dernier, deux chercheurs américains ont publié un article dans les colonnes du Econ Journal Watch dans lequel ils remettent en cause les travaux de McKinsey ainsi que la corrélation entre diversité et performances d’une organisation. Ils mettent en exergue le manque de clarté de la méthodologie de McKinsey et donc la véracité des résultats. Depuis sa publication, cet article fait énormément de bruit et apporte de l’eau au moulin des mouvements conservateurs aux Etats-Unis, mais également en Europe. 


Car cela ne vous aura peut-être pas échappé, un mur semble s’ériger devant les programmes dédiés à la diversité et l’inclusion dans les entreprises étasuniennes, freinant leur progression. De Jack Daniels à Microsoft en passant par Harley Davidson, Ford ou encore la chaîne de supermarchés Walmart, de nombreuses organisations font marche arrière. Pour Laure Bereni, sociologue, directrice de recherche au CNRS et auteure de Management de la vertu – La diversité en entreprise à New York et à Paris, le facteur économique pèse peu face au contexte politique et juridique outre-Atlantique. 


“Les politiques de DEI (diversité, équité et inclusion) sont sous le feu des attaques des politiques conservatrices, mais aussi sous le feu de nouvelles attaques juridiques. Elles sont consécutives à une décision de la Cour suprême de juin 2023, Students for Fair Admissions contre Harvard, qui a interdit l’Affirmativ Action dans les procédures de sélection dans les universités d’élites américaines. Certes, cette décision ne s’applique pas au monde du travail, mais elle aura potentiellement des conséquences très importantes. Car les analystes anticipent que la Cour suprême va, à moyen terme, se prononcer aussi contre les politiques proactives dans le monde du travail qui cherchent, par différentes pratiques, à réparer des inégalités historiques entre les groupes.” Mentoring, coaching, bourses d’études ou encore outreach, c’est-à-dire “le fait d’aller chercher des candidats dans des viviers différents de ceux dans lesquels on va puiser d’habitude... Tous ces programmes sont actuellement menacés juridiquement”, explique-t-elle. 


Les entreprises revoient donc leurs initiatives DEI, car elles anticipent des évolutions légales et réglementaires. D’autant plus que des procès ont déjà lieu aux Etats-Unis contre de grandes entreprises. Les plaignants avancent le caractère discriminatoire de certains programmes dont ils sont exclus. La sociologue rappelle qu’une politique DEI, ce n’est pas du gagnant-gagnant : “Si certains voient naître de nouvelles opportunités, cela implique que d’autres perdent des privilèges.” Le DEI backlash (retour de bâton) vécu actuellement aux Etats-Unis s’apparente donc à une conduite du changement qui a vraiment du mal à passer.


Les arguments en faveur de la DEI en Europe


Peut-on s’attendre à un “Backlash” en Europe et notamment en France ? Pour l’heure, la région semble épargnée, comme en témoigne par exemple l’adoption par l’Union européenne de la CSRD, cette directive qui renforce l’engagement envers l’inclusion et la lutte contre les discriminations au sein des entreprises. Mais jusqu’à quand ? Car la montée des partis d’extrême droite au sein des Etats membres de l’U.E. laisse craindre un recul des initiatives en la matière. 


Aussi, l’argumentaire économique de la DEI permet aux parties prenantes progressistes de résister et de poursuivre le déploiement de politiques internes. A cet argument, vient s’ajouter celui des grandes transitions auxquelles le monde de l’entreprise est et sera confronté dans les années à venir, à savoir les transitions climatiques, numérique et démographique. 


Dans le cadre du 4e Sommet de l’inclusion économique organisé par la Fondation Mozaïk qui s’est tenu à Paris fin novembre, l’économiste Jean-Hervé Lorenzi a déclaré : “Quand des difficultés apparaissent, il y a deux solutions : soit on se recroqueville et c’est la mort certaine. Soit on essaie d’élargir, [...] de s’ouvrir, [...] de penser autrement, on essaie d’attirer des gens qui jusque-là étaient exclus, [...] de penser les sujets sur le long terme, on essaie en réalité de devenir intelligent.” Et d’ajouter : “On ne résoudra pas les problèmes de transition si on n’arrive pas à modifier complètement les règles du jeu.” Pour relever ces défis, Saïd Hammouche, fondateur du groupe Mozaïk, en est convaincu, les organisations ne pourront pas faire sans l’inclusion, “un levier pour créer de la richesse”. 


Pourtant, si l’événement avait attiré plus de 7 500 participants en 2021, année de son lancement, ils n’étaient plus que 1 500 en 2024. Peut-on y voir les premiers signes d’un ralentissement des politiques diversité et inclusion dans les entreprises françaises ? Ou peut-être, est-ce le signe qu’il ne faut pas s’attendre à ce que seules les entreprises prennent le taureau par les cornes. 

 

“Sans le législateur, on serait strictement nulle part”, souligne Laure Bereni. “Il faut continuer d’investir la sphère publique démocratique, le droit, les mouvements sociaux... Sinon, il n’y a aucune raison que ça progresse dans le monde des entreprises”, dit-elle. Et de poursuivre : “Il ne faut pas attendre du capitalisme financiarisé d’aujourd’hui qu’il se réforme par lui-même par la seule révélation qu’être plus vertueux va générer plus de profit. Ce n’est pas vrai, c’est une mystification – une croyance sans cesse répétée - et qui d’une certaine manière nous endort. [...] Il y a deux rationalités économiques qui sont en concurrence l’une avec l’autre. L’une dit que l’on est plus efficace si on ne discrimine pas et que l’on est plus divers. Et il y a une autre rationalité qui s’appuie sur des stéréotypes, des formes de ségrégations, des traitements inéquitables. Ces pratiques sont considérées [par une partie du monde des affaires] comme bonnes pour le business.” 


Sensibiliser, expérimenter, former, partager de bonnes pratiques en matière de DEI doivent perdurer. Et peut-être qu’un autre narratif pourrait s’imposer : si vous ne le faites pas pour des questions économiques, faites-le pour des raisons de justice sociale. 

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